En premier lieu, je vous remercie d’être venus cet après-midi. Le thème abordé aujourd’hui sera double :
– l’activité au sens large ou le karma d’une part ;
– et d’autre part, le rêve : le rêve ordinaire ou bien le rêve en tant que phase transitionnelle entre deux évènements qu’on appelle le bardo du rêve.
J’ai déjà enseigné sur le bardo en tant que phase transitoire, en particulier sur les six bardos dont fait partie le bardo du rêve. Néanmoins, je désire y ajouter des précisions.
Il y a le premier bardo, celui de la naissance et de l’existence. Savoir reconnaître la vie, au-delà de ce qu’elle semble être, comme simplement une phase transitoire entre d’autres évènements, est particulièrement important. Si nous n’avons pas cette perception de la vie comme s’inscrivant dans un des six bardos, nous passerons à côté de l’expérience, de ce savoir-faire nécessaire pour comprendre ce qu’est le bardo du rêve. Donc, les deux sont imbriqués.
Je vais commencer par parler de l’activité, ses causes et leurs fruits.
Comment s’inscrit l’activité dans la vie d’un être, comment celle-ci laisse-t-elle une marque ?
Il y a l’être dans sa composante d’esprit. Il y a le monde ou l’apparence auquel il se confronte. Le lien entre l’esprit et le monde auquel il est confronté est de l’ordre de l’activité. La trace, l’empreinte, laissée dans son esprit par ce rapport entre son esprit et le monde phénoménal, est de l’ordre de la cause.
Il y a donc, à l’évidence, continuité incessante de marques, d’empreintes qui viennent s’imprimer dans l’esprit, puisque le lien entre le monde et l’esprit est constant. Il y a toujours un monde dont on doit faire l’expérience. Que celui-ci soit de l’ordre de l’agréable, du désagréable ou du neutre, l’activité qui vient s’imprimer laisse toujours une effluve en notre esprit, voilà ce que nous entendons par activité.
Ces empreintes (baktchak en tibétain) jouent un rôle prépondérant dans la vie d’un être, puisqu’elles viennent parfois remonter à la surface dans notre vie. L’être a eu différentes expériences, les années passent, ceci est oublié… mais tout à coup, un tissu complexe de circonstances se met en place dans sa même vie et le passé resurgit : ce sont précisément ces empreintes qui resurgissent, qui viennent à nouveau affleurer dans l’existence de cet être.
Il faut comprendre cela, même si, ne sortant pas de notre situation d’êtres ordinaires, nous ne le comprenons pas à proprement parler, même si nous ne saisissons pas tous les tenants et aboutissants. D’instant en instant, une expérience vient s’imprimer en nous et nous accumulons encore et encore de cela en notre personne, c’est cela l’activité.
A ce stade, ce qui jusqu’alors avait pour nom « empreintes » va se nommer « perturbations ». Sur le support de l’une d’elles, viennent s’en former d’autres, lesquelles seront à leur tour support pour les suivantes. Nous entrons ainsi dans une structure circulaire d’enfermement, dans ce que nous appelons le cycle des existences. Ainsi les empreintes laissées par nous, s’auto-nourrissent, s’auto-reproduisent et il y a enfermement dans le cycle de l’existence.
Cet enfermement ne se fait pas strictement dans le monde humain, car la vie peut prendre d’autres formes. Ces différentes formes de vie peuvent avoir une propension à être heureuse ou au contraire, nous faire rencontrer la souffrance. Donc les existences nous feront vivre différentes formes d’affect, de la même façon que dans notre vie même, le jour laissera place à la nuit, à laquelle succèdera une nouvelle journée. Dans notre existence il y a cette mixtion entre souffrance et bonheur.
Il est nécessaire quand nous prétendons nous inscrire dans la voie enseignée par le Bouddha de comprendre les liens de cause à effet : les marques, si elles doivent laisser place au bonheur, laisseront place au bonheur ; si elles doivent, en dernier ressort, laisser place à la souffrance, elles laisseront place à la souffrance. C’est à nous de comprendre ces mécanismes.
Si par exemple, nous savons que, en nous rendant en tel ou tel lieu, nous serons en contact avec des personnes qui vont tenter de nous nuire, nous n’y retournerons pas. De même, comprenant ces mécanismes, le pratiquant doit savoir user des bonnes attitudes pour que celles-ci encore et encore, aient comme fruit une élévation vers la vertu ou vers la non souffrance.
Si nous comprenons ces mécanismes, nous comprenons les lois de causalité karmique (liens qui unissent des actes à leurs effets). Nous saurons qu’il nous faut faire mûrir en nous les qualités à développer dans les relations avec autrui, laisser place à l’aide de l’autre, à l’éthique, à la générosité, toutes attitudes qui vont dans un premier temps générer en nous du bonheur. Ainsi, nous nous habituons à agir de la sorte.
Néanmoins, il y a une certaine forme de servitude à l’égard du monde : quand bien même nous en comprenons les mécanismes, nous voyons que la façon dont nous réagissons au monde nous asservit à celui-ci.
Dès l’instant où nous avons su nous libérer de ces mécanismes de cause à effet, nous nous libérons de l’emprise du cycle des existences. Notre esprit n’est alors plus à la remorque du monde qui est face à lui mais il a en quelque sorte repris main sur sa propre personne. Il s’en est libéré.
Avant même que nous ayons pu atteindre la pleine maîtrise sur notre esprit, il y a des intermédiaires. Soit nous acceptons d’être esclave du monde où nous vivons et nous nous laissons berner par lui. Alors nous aurons de l’affection pour celui qui est affable à notre égard. Celui qui nous déteste et nous parle durement fera naître en nous animosité et agressivité. Soit nous agissons ainsi et montrons que nous ne nous sommes pas rendus maître de notre esprit, soit au contraire nous agissons de façon égalitaire, équanime : que l’autre agisse envers nous de manière affable ou agressive, cela ne nous ébranle pas. Dès lors qu’il n’y a plus cet ébranlement, c’est une marque de reprise en main de notre esprit.
Quand bien même nous n’aurions pas foi en ces propos, cela ne contrarie en rien le fait que le signifié de ces propos va se produire. Même si nous ne sommes pas convaincus par ces lois de causalité karmique, l’expérience laisse immanquablement une empreinte et il en naît un fruit. Donc au final nous ferons cette expérience. Ce qui est sûr c’est que quelle que soit la certitude quant à la véracité des lois de causalité karmique, quand bien même nous serions assurés du fait qu’elles n’existent pas, cela n’empêche pas qu’au moment de notre trépas, par exemple, les choses ne se passeront pas exactement comme nous l’aurions souhaité.
Même les plus abrupts dans leur propos sont quelque part marqués par une certaine forme d’incertitude. Un, parmi les plus intransigeants dans le matérialisme, Mao Tsé Toung, affirmait de manière très vindicative que le karma à ses yeux n’était que foutaise. Mais parfois on voyait cette certitude si fortement affichée minée par le fait qu’il s’entourait de devins, d’astrologues auprès desquels il aimait à parler d’autres choses que des certitudes qu’il semblait afficher d’ordinaire.
Ce qui est sûr, c’est que nous ne pouvons parvenir à une assurance définitive. Il n’est pas dans ce propos de conclusion définitive possible. Personne ne pourra être inébranlable dans cette conviction en soutenant que les lois de causalité karmique n’existeraient pas, qu’il n’y aurait rien au-delà de ça, c’est impossible à prouver.
L’absence de confiance, de conviction que nous pouvons nourrir à l’égard des grands courants religieux (pas strictement le bouddhisme) au sens le plus large, n’ôte pas pour autant à ceux qui professent ce type d’attitude, la capacité de souffrir intérieurement. En France, par exemple, où beaucoup d’efforts ont été déployés tout au long de son histoire pour développer le progrès technique, il peut n’y avoir aucune conviction spirituelle ou religieuse. Mais ce n’est pas le progrès du monde qui va résoudre le tourment, le mal être ou l’angoisse qu’on peut y expérimenter. La seule conviction en le progrès du monde n’efface pas le fait que nous puissions faire l’expérience de la souffrance. Qu’il y ait ou non, acceptation des lois de causalité, les lois inéluctables qui les régentent, ne change en rien le fait que des tissus complexes de causes apparaissent.
Certaines métaphores montrent comment ces lois de causalité se produisent. La plus usitée est celle de la graine plantée qui au terme de sa germination donne une pousse ou une plante. Encore faut-il une graine en bonne constitution, que celle-ci soit mise en une terre qui draine les apports nécessaires, que le contexte soit favorable, c’est-à-dire qu’il apporte le nécessaire (le soleil, la pluie...). Quand tout cela sera réuni, la graine pourra se transformer, entrer dans le processus de causalité, donner un fruit.
Il en est de même pour l’être humain : il y a d’un côté le principe conscient ou sa conscience et de l’autre côté, le monde auquel il est confronté. Le lien qu’il met en place entre lui et le monde est soit asservissant, soit libérateur : soit il y développera des travers soit, il saura y accumuler de la vertu.
Ceci est vrai dans les périodes diurnes. Dans notre quotidien, ceci s’inscrit dans notre existence mais ceci se prolonge aussi dans le monde du rêve.
La capacité de l’esprit à renfermer ces empreintes resurgit au moment du rêve. Tout ce qui est vécu à l’état éveillé, dans l’éveil, se perpétue pendant le rêve. Donc il y a imbrication entre les deux et c’est pourquoi comprendre l’un permet la maîtrise de l’autre. Il y a un lien insécable entre le monde éveillé et celui du rêve. Nous devons savoir expérimenter ou travailler, lorsque nous sommes hors période rêve, ce qui est appelé les deux formes de corps imaginaire, dont l’un est pur et l’autre impur.
Les instructions directes ou essentielles sont liées à ces pratiques de l’apparence pure ou de l’apparence impure du corps inexistant. Celles-ci doivent être pratiquées pendant des retraites intensives de six mois ou d’un an. Grâce à elles nous pourrons acquérir l’expérience qui nous permettra d’utiliser le rêve comme bon nous semble et cela se fait par le biais de ces instructions spécifiques de méditation.
Quand nous parvenons à maîtriser ces instructions au terme de ces retraites intensives, nous disons que l’illusion du rêve, pendant le rêve, est auto-libératrice. Et nous parvenons à une situation où nous disons que nous sommes capables dans le rêve, d’en être maître, de le maîtriser. Nous disons encore que nous en détenons la teneur, que nous sommes capables de le transmuter ou d’effacer l’illusion propre au monde onirique.
D’abord il faut comprendre, si nous voulons s’inscrire dans ce type de pratiques qui nous permettra au final de maîtriser nos rêves, qu’il faut reconnaître le monde onirique dès que nous en faisons l’expérience.
Et ceci n’est rendu possible que par l’apaisement de l’esprit (chiné). Cet apaisement est nécessaire si on prétend être capable de maîtriser le monde onirique.
Chacun fait l’expérience du rêve. Certains rêvent beaucoup, restent esclaves de leurs rêves, d’autres pensent qu’ils ne rêvent pas car ils oublient leurs rêves. Mais néanmoins, tout le monde fait cette expérience.
Pour que le rêve soit perçu comme un moment d’illusion et que ce moment d’illusion puisse être transformé, maîtrisé, il faut d’abord être capable de pacifier notre esprit. C’est cette attitude de chiné, de calme mental qui va nous permettre d’agir avec force sur le monde onirique. Il y a même, pour ceux qui ont propension à toujours l’oublier, des méthodes qui leur permettent de faire réapparaître leurs rêves (pour les maîtriser, il faut d’abord qu’ils en redeviennent conscients). Une fois cela fait, il faudra maîtriser ceux-ci.
Dans ces instructions, nous acquérons à nouveau, pour ceux qui n’ont pas souvenir de leurs rêves, la conscience de leur profusion :
Ainsi nous passons d’une situation où nous étions totalement inconscients de ce qui s’est passé pendant la nuit, à une situation où nous pouvons détailler toutes ces expériences.
Au fur et à mesure que nous obtenons la capacité à redonner clarté à nos rêves, dès que nous sommes arrivés à la situation où nous pouvons nous remémorer nos rêves, il devient facile de les maîtriser. C’est-à-dire être capables d’apprécier le monde qui nous entoure pendant que nous dormons.
Nous avons la capacité de nous voir nous-mêmes rêver, de voir notre propre corps faire cette expérience d’inspirer et d’expirer tranquillement. Nous nous voyons nous-mêmes sur notre couche. Nous pouvons étendre notre champ de vision, non plus à cette simple couche où nous dormons, mais à un environnement plus large : c’est l’ensemble de la maison ou de l’appartement où nous nous trouvons qui maintenant pour nous est visible.
Au fur et à mesure, nous acquérons la capacité d’étendre notre champ de vision encore plus largement qu’à ce simple environnement. C’est notre quartier, notre cité, notre pays, la totalité des êtres qui s’y trouvent, qui entrent dans notre champ de vision. Nous en avons une vue parfaitement claire.
Il est dit que, durant ce rêve, quand nous en avons la maîtrise, nous avons capacité à voir la totalité du monde, de l’univers. Malgré le fait que nous dormions, que nous soyons allongés le biais des instructions transmises par le Maître, instructions qui permettent sur notre couche, nous pouvons faire l’expérience de l’univers dans sa totalité et des êtres qui s’y trouvent.
Ces expériences sont toujours acquises par le devenir conscient du monde dans lequel nous nous trouvons.
D’autres instructions vont nous permettre d’apporter des modifications au rêve. Dans le rêve nous avons un corps qui n’est pas fait de chair et de sang et son apparence pourra être modifiée. Lorsque nous sommes éveillés, c’est-à-dire pendant le jour, nous sommes limités par la carcasse de notre corps et sauf dans la méditation nous n’avons pas capacité à le transformer en la personne du yidam, de la divinité de méditation dont les instructions nous ont été transmises par le Maître spirituel.
Dans le monde onirique, au contraire, comme nous sommes sans contrainte corporelle, nous pourrons transformer ce corps grâce aux instructions du Maître, en le corps du yidam, de la divinité. Nous aurons aussi capacité, dès que nous nous serons rendus maître du monde onirique, à aider l’autre par notre pouvoir nouvellement acquis, à écarter ce qui est source d’obstacles, d’embûches pour lui. Nous pouvons mettre un terme à ce qui est source de difficultés pour l’autre, voilà ce qui est maintenant en notre pouvoir.
Qui plus est, le monde du rêve n’est pas un monde régi par les mêmes impératifs temporels que ceux auxquels nous devons nous plier hors du rêve. Quels que soient les efforts que nous puissions mettre dans les voeux, les prières pour recevoir les enseignements, directement de la bouche du Bouddha, ou pour un chrétien, de la bouche du Christ et, pareillement ,quelle que soit la tradition spirituelle, nous n’en avons pas la capacité, car nous appartenons à des moments de l’histoire qui sont différents.
En revanche, dans le rêve, plus de contraintes temporelles. Celui qui est détenteur des arcanes du monde onirique, est celui qui reçoit directement de la bouche du Bouddha les instructions, qui reçoit directement les directives, les encouragements de la bouche du Maître spirituel.
Capacité est également acquise pour le yogi à se déplacer dans les champs purs, en fonction de ceux qui sont à la tête de ces champs purs de manifestation.
Ainsi, nous voyons dans la biographie de Milarepa, comment, à un moment donné, son disciple Rechungpa, par les instructions de son Maître, devient capable de maîtriser le monde onirique et peut se rendre dans les champs purs. Il se rend dans celui de Mityopa, « l’Inébranlable ». Il y reçoit, entre autres instructions, celle de demander à son Maître spirituel, sa biographie. Une fois revenu dans le monde ordinaire, il se rend auprès de son Maître et le supplie de bien vouloir exprimer les champs évocateurs de son existence.
Voilà donc les différentes phases par lesquelles passe le pratiquant, toujours en employant les instructions de son Maître :
Dans cette situation du rêve rien ne peut entamer l’intégrité de la personne puisque ce qui d’ordinaire lui rend une fin possible c’est son corps périssable. Mais ici par définition il n’y a pas de corps : on ne peut entamer une personne dans un corps qui n’existe pas. Quand bien même celle-ci serait plongée dans un brasier épouvantable – rien de sa personne n’étant de l’ordre du consumable – elle ne pourrait être entamée ! Dans le rêve nous ne pouvons pas mourir puisqu’il n’y a pas ce corps vecteur du périssable de l’être.
Quand bien même dans un premier temps il y aurait une appréhension (puisqu’au début nous n’avons pas atteint une parfaite maîtrise de nos rêves, il ne nous est pas évident que nous n’ayons pas de corps ) ; par la suite cette appréhension se délite. Au final, nous pourrions être emportés par les flots les plus tumultueux qui soient, cela ne nuirait nullement à notre personne puisque nous n’avons pas de corps.
Au fur et à mesure que nous déambulerons dans le rêve, que nous approfondirons cette expérience de notre personne comme inattaquable, nous ferons une autre expérience : celle de la félicité unie à la vacuité.
Le monde onirique est celui de la vacuité auquel se mêle la félicité, pourquoi ?
Voilà ce qui arrivera à toutes celles et ceux qui sauront se rendre maître de leurs rêves, qui sauront user des instructions leur permettant de maîtriser le monde onirique pour s’élever spirituellement parlant.
Questions-Réponses
- Dans cette conférence, il y avait deux sujets, le karma et les rêves. Je n’ai pas bien senti en quoi le karma influait sur le rêve. Si nous voyons les empreintes karmiques apparaître dans les rêves, que peut-on faire sinon les constater ?
Ce qu’il y a à dire au sujet de ces empreintes, c’est que nos actes, à l’état éveillé, laissent une trace et resurgiront. Et un moment particulier de résurgence de ces actes est le rêve. Il est la résurgence, il est le prolongement des habitudes, des activités qui ont été les nôtres à l’état éveillé. On peut dire, à la limite, qu’une personne qui serait sans aucune activité ne rêverait pas.
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